Monsieur Luciathe

« Un héros made in Madinina à la busserine »

Né le 8 février 1930 – décédé le 1er mai 2012 à la maison de retraite Rivière Salée : logis neuf

Je me souviens de ce Chabin que fréquentait mon père. Nous sommes dans les Quartiers Nord de Marseille dans les années soixante et dix, ce petit Chicago.

Fermez les yeux, je vous emmène avec moi. Accrochez vos ceintures, nous sommes un dimanche de printemps et je revois mon père au bâtiment B derrière la Maison de Quartier où habite la famille Luciathe, au rez-de-chaussée. A l’angle du bâtiment on trouve une autre famille Antillaise au dernier étage, la famille Chambel.
L’épouse de M. Luciathe d’origine Réunionnaise est une femme simple et bienveillante avec sa famille et ses voisins.

Comme tous les dimanches, mon père se rend sur le stade avec l’équipe de foot de l’association Antillaise. Il est accompagné de ses acolytes, Luciathe et Gabriel.

L’été en fin de matinée, ils se rendaient au local où le rhum accompagnait souvent la partie de belote en cours. Il y avait aussi le tiercé que nos compères ne rataient pour rien au monde.

Parfois ces pérégrinations se poursuivaient au tabac de Sainte Marthe avec Michel, Aglaé, Chambel, et Jimmy (nos ressortissants Antillais qui avaient colonisé cette partie Nord de Marseille). Pour eux pas de problème d’intégration ou de cohabitation avec la population locale. Ils étaient reconnus et connus partout et de tous.

Parfois l’un d’entre eux débarquait à la maison avec mon père, pour boire un « feu » et refaire le monde. C était la bonne vie et il semblait que rien ne changerait. C’est peut-être cela aussi le bonheur ces instants d’éternité où tout semble immuable et pourtant …

M. Luciathe et le père Ega étaient assez complices. Après le décès de ma mère, cette fraternité se poursuivait à travers des aventures amoureuses de nos vieux adolescents.
Le temps ayant fait de moi un jeune homme, ils se livraient parfois à quelques bribes de confidences avortées pour m’associer à leur complicité de mâles avertis. « Madam tala, woye ! » – Comprenez par là : cette femme, oh la la ! .

Je n’attendais pas la fin risquant que mon âme brûle en enfer, Alors que je n’étais pour rien dans leur dévorante passion de la Vie. Je trouvais un moyen de les abandonner à leurs souvenirs colorés.

Le Chabin était le benjamin de mon père et ils aimaient se souvenir de leur réputation de « coq » au Pays. Le plus jeune confirmant le statut de son aîné et l’ ancien celui de son cadet.

Mon père lorsqu’il parlait de Lucitahe disait : « chabin ta là, pa té ka rigolé » – Cet homme-là ne plaisantait pas.

Chabin est cette couleur de peau claire, jaune-marron, fruit du métissage et héritage culturel, qui du fait de l’histoire et des préjugés raciaux avait donné une réputation de belliqueux à ceux qui, par hasard, portaient sur eux les premiers signes d’ ouverture. Stigmates de cette nécessité de rapprochement et de la recherche de la convoitise ou du désir de ceux qui est différent par les hommes.

Je me souviens de quelques situations où portés par l’élan de cette communauté d’ hommes, je me retrouvais sur les stades de foot à écumer les gradins ou les bas-côtés. Pendant que le « match du siècle » se déroulait, il y avaient parfois des accrochages avec les équipes adverses. Cela donnait lieu à de véritables guerres tribales, où les Antillais n’étaient pas en reste.

Luciathe et Gabriel étaient souvent en première ligne, le père Luciathe confirmant ainsi son statut de dominant. Coups de tête et coups de poing alimentaient ensuite les récits de ces joutes fratricides entre l’équipe Antillaise et les équipes Marseillaises. Ils avaient leur réputation autant en tant que joueurs qu’en tant que bagarreurs.

Je n ai pas oublié ces compatriotes de quelques années mes ainés qui frimaient avec leur bolide flambant neuf et leur doudou aussi bien relookée pour se rendre au match. Parfois les récits étaient plus épicés, il s’agissait alors du coupe-coupe, grand coutelas pour couper les cannes à sucre et du couteau de Gabriel, le frère de Gérard , qui avait toujours son outil dans sa poche au cas où de nouveaux jeunes mâles viendraient tenter de lui ôter son statut de dominant au sein de notre communauté.

C’était ainsi au niveau de notre migration Antillaise / Marseillaise. Ce n était pas encore la génération des enfants intellos ou plus sages, bien intégrés socialement dans les flux migratoires de Marseille.

Cette couleur locale se différenciait encore lors des sorties en cars qu’organisait ma mère, l’été. Parfois 2 cars rassemblaient les communautés Antilles-Guyane et Réunion, permettant ainsi aux enfants de ne pas se perdre à travers d’un processus d’assimilation, voire de désintégration identitaire.

Si vous ajoutez à cela le groupe de danse les grains d’or, les sorties culturelles et les bals, vous avez en résumé ce que fût notre biotope, cet humus dans lequel nous nous sommes construits cahin-caha et  c’est tout cela qui a fait de nous ceux que nous sommes.

Parler de nos anciens, c’est aussi parler de nous, de cette histoire de nos migrants et parents.

Quand je vais au Pays, c’est un devoir pour moi de me rendre chez tous ces Marseillais qui y sont retournés. Du moins ceux qui restent, car de la génération de mon père plus un homme n’est vivant. Il est le dernier des Mohicans. Comme un vieux dinosaure, Il attend à son tour peut-être de vous voir, de vous reconnaître et de se souvenir grâce à vous de son histoire passée.

C’est dans ces circonstances que je revois à chaque voyage, Mme Chambel, Clémence Jupiter, que j’appelle Amie Lyly. Je maintiens les liens avec eux et Marseille.

Quant à ceux de ma génération, j’annonce que je suis là et si nous nous reconnaissons et nous voyons, c’est super. Sinon ce n’est pas grave, la vie est ainsi faite. Les ruptures font aussi partie de la vie. Ceux qui me voient au pays, je les reçois à Marseille.

Seule mon allégeance et ma fidélité aux anciens m’importent. elles témoignent de mon respect, de mon remerciement et des valeurs que j’ai appris à travers eux.

J’ai appelé mon père pour plus d’informations sur ce Chabin, à quatre-vingt-quatorze ans, il ne se souvient plus bien, il se rappelle que M. Luciathe avait été fait prisonnier et déclaré mort pendant la guerre d’Indochine. Il réapparaitra longtemps après, les circonstances de sa libération, il ne s’en souvient plus. Mon père habitait à Ste Thérèse et Luciathe à Rivière salée. Ma mère s’est occupée de ses papiers militaires afin de lui faire obtenir la pension militaire. Mon père a retrouvé son ami dans les années soixante alors que nous habitions le quartier des Olives et lui vers la Maurelle dans le Treizième arr. de Marseille. Il le déposait en ville en mobylette où tous deux travaillaient à cette époque.   Ils ont fait partie depuis de la même association Antillaise.

A Petit Bourg, c’est là qu’il a finit sa vie dans une maison de retraite où l’on prenait soin de lui, atteint de la maladie de Parkinson.

Les deux compagnons de vie se sont retrouvés pour la dernière fois il y a deux ans.

Ce jour-là, pour parfaire surprise, j’ai donné rendez-vous à Marie Thérèse Chambel. C était une douce après midi ensoleillée, comme il en existe très souvent au pays. j’ avais pris soin d’organiser cette rencontre. Rose la femme de Frantz mon père était aussi du voyage. Nous sommes arrivés à la maison de retraite et nous ne savions pas comment nous le trouverions. L’heure était grave, chacun évoquant ses souvenirs avec Chabin. Mon père présentait une certaine anxiété, c’était pour lui un moment important qui venait brisé la monotonie du quotidien. Clopin-clopan, car le père Ega avec sa canne se déplaçait aussi mais timidement, seule sa gouaille a gardé sa vivacité.

Le voilà qui vient vers nous sur son fauteuil roulant poussé par le personnel. Il nous aperçoit et dessine un sourire discret mais profond malgré sa paralysie faciale. Tous nous l’embrassons. Les deux machos serrent une poignée de main virile et authentique. Le père Luciathe lève un bras au ralentit, pose affectueusement sa main sur ma tête, tout est dit.
Puis quelques nouvelles sont prises. Nous remplissons le silence car le père Luciathe ne peut plus articuler et nous devons faire silence pour retenir les quelques mots précieux qu’il tente d’offrir à son auditoire attentif.

L’heure s’écoule avec tendresse et délectation, puis au moment du repas, nous tirons notre révérence. Mon père dit solennellement à son ami : « bon Chabin prends ça, tu sais que cette poignée de main c’est pas pour tout le monde. Comme nous l’ avons dit, à une prochaine fois ». L’instant était grave, j’observais mon père au bras de son épouse retourner vers leur destinée et Luciathe rejoindre sa table avec les autres résidents, conscient que je ne le reverrai peut-être plus, mais ensoleillé intérieurement d’avoir pu dire au revoir à l’ancien.