Anne-Marie Tagawa

« Je n’habite plus ce quartier, mais ce quartier m’habite. »

La transmission comme cheval de bataille

Une vie ponctuée de luttes et de combats pour tous les plus démunis

Née le 11 août 1953 à Marseille, une ville à laquelle elle reste profondément attachée, Anne-Marie voit le jour dans une clinique qui n’existe plus aujourd’hui. Ses parents, à l’époque, habitaient Sainte-Marguerite, dans une maison squattée. Ils faisaient partie de ces familles d’après-guerre sans logement, même si son père travaillait – comme c’était souvent le cas à cette époque. Il était représentant en produits alimentaires et percevait un salaire.

Ses parents se sont rencontrés dans des mouvements de jeunesse. Son père a été déporté par les Allemands pour des actes de résistance pendant la guerre. Parti comme STO, il écoutait Radio Londres avec sa chambrée avant d’être arrêté puis emprisonné à Dachau, qui n’était pas encore un camp d’extermination à ce moment-là, mais un camp de travail.

Sa mère, née en 1926, était une juive hollandaise originaire d’Amsterdam. Elle s’appelait Franck. Sa grand-mère, désirant élever ses filles dans la religion catholique, les fit baptiser très jeunes. Mais elles furent dénoncées aux Allemands et durent quitter Marseille en cachette. Elles traversèrent les Pyrénées à pied — ma grand-mère et ses filles — avant d’être arrêtées de l’autre côté par la Guardia Civil.

Emprisonnées à Figueras, elles eurent la chance qu’un général hollandais, en voyant leurs noms, leur demande : « Franck, c’est hollandais ? » Et ma grand-mère de répondre :
« Oui, nous sommes hollandaises, je ne vois pas pourquoi nous sommes là… »
Le général les fit alors libérer et les envoya en Guyane, dans la partie hollandaise, pour les protéger des Allemands. Là-bas, elles vécurent dans une zone du bagne, mais pas dans les conditions les plus dures : elles faisaient des menus travaux et étaient relativement épargnées.

Les parents d’Anne-Marie, à leur retour, n’avaient toujours pas de logement. Ils faisaient partie d’un mouvement catholique engagé appelé le Mouvement populaire des familles, composé en grande partie d’anciens résistants. Ce mouvement attribuait à certaines familles des « cartes de squatters », repérant des appartements vides et considérant qu’ils pouvaient être occupés.
Sa mère, profondément catholique et humaniste, a toujours fait de l’alphabétisation, y compris dans le quartier de Picon.

Une famille cosmopolite et singulière

Le nom Tagawa vient du Japon. Son père, né en 1920, était ce qu’on appelait un octogon — c’est-à-dire qu’il avait un huitième de sang japonais. Son propre père était japonais, sa mère française.
Le grand-père paternel d’Anne-Marie est arrivé en France lors d’une immigration japonaise : il travaillait au consulat du Japon. Il s’est installé à Marseille, où il a rencontré la grand-mère française.
Il reste beaucoup de zones d’ombre dans la famille Tagawa sur cette période : des histoires floues, des souvenirs entremêlés. On sait cependant qu’il y avait des demi-frères — le père d’Anne-Marie avait déjà des enfants au Japon. Il a quitté sa femme et ses enfants là-bas pour reconstruire sa vie en France.

Ce que la famille a appris bien plus tard, c’est que ce grand-père japonais avait été l’un des derniers samouraïs désarmés par l’empereur Hirohito, et qu’il a été enterré dans le cimetière des samouraïs.
Le père d’Anne-Marie a eu onze enfants, dont huit ont survécu. Sa mère, elle, a eu onze grossesses : les premiers étaient des jumeaux mort-nés, puis sont venus sept enfants, une petite fille prématurée décédée au bout de quelques mois, et deux aînés morts à l’âge adulte.

Dans cette fratrie, il y avait cinq garçons, et les parents attendaient une fille comme le messie. Alors quand Anne-Marie est arrivée, ce fut un événement. Cette position de première fille, souvent, c’est une position de transfuge, un lien direct avec la mère.

Une enfance libre et lumineuse à Sainte-Marguerite

Anne-Marie a grandi dans cette grande maison squattée — une ancienne maison bourgeoise, sur l’ancien chemin de Cassis. Elle en garde un souvenir heureux : « C’était la campagne. On descendait de la maison dans les champs. On était libres. »

Pour les parents, c’était plus compliqué : pas d’eau chaude, pas de toilettes, mais un grand espace, une maison vivante. Ce mélange de liberté et de précarité a marqué son enfance. Elle se souvient : « On allait à pied à l’école du Cabot, par une petite traverse, avec mes frères et sœurs. Ce ne sont pas des souvenirs tristes, au contraire. Pour maman, ça avait été très dur logistiquement, toujours sous la pression des proprios, mais elle nous a sûrement protégés de ça. Moi, je garde le souvenir d’un espace de liberté. »

Le père, qui travaillait chez Rivoire & Carré, rêvait d’être photographe depuis l’enfance. Grâce à lui, la famille a gardé beaucoup de photos de cette époque.

Les déménagements et les débuts de l’école

Après quelques années, un logement fut attribué à la famille grâce au 1 % patronal, au Vieux Moulin des Arnavaux. En attendant qu’il soit prêt, ils furent hébergés à Bel Ombre, dans un appartement de transit. Anne-Marie en garde un mauvais souvenir : « Il y avait des cartons partout, on n’avait rien défait, on savait qu’on allait repartir. Pour mes parents, c’était Byzance : il y avait un vide-ordures, des WC, des toilettes ! »

Au Vieux Moulin, c’était encore la campagne. Ils vivaient dans un T5, entourés de verdure et de genêts. Anne-Marie avait alors six ans. Mais la cohabitation n’était pas toujours simple : « On était huit enfants, et les voisins craignaient le bruit. On sentait une forme de pression, des réflexions désagréables, pas violentes, mais pesantes. »

Elle allait à l’école de Sainte-Marthe, celle à côté du camp militaire — aujourd’hui fermée.
Cette période correspond aussi à la construction de la cité de la Paternelle. « On entendait les youyous le soir pendant les fêtes musulmanes, les moutons qu’on tuait dans les baignoires… C’était très présent dans mon souvenir d’enfant. »

À l’école, enfants du Vieux Moulin et de la Paternelle se retrouvaient ensemble. « Il n’y avait jamais de problème identitaire. »

Elle connut aussi, enfant, un gros problème de santé : un virus ayant touché son système nerveux, provoquant des mouvements involontaires et rendant la vie scolaire difficile.« Il fallait que je me repose souvent. Je faisais la sieste, puis j’arrivais en classe après tout le monde, tout le monde me regardait… C’était dur, mais c’est resté un souvenir d’enfance, pas un drame. »

Vers l’adolescence

Après l’école primaire, Anne-Marie entra au lycée Longchamp, alors que toutes ses copines du quartier allaient au lycée Nord. « Pourquoi maman voulait que j’aille à Longchamp ? Je ne sais pas… peut-être que ça représentait quelque chose. » Ses frères, eux, étaient scolarisés à Saint-Charles.
Chaque matin, ils prenaient le train, arrivaient souvent en retard, passaient par le bureau des retards. Elle avoue : « Je n’étais pas très motivée par les études. J’étais en section sciences naturelles et physiques, mais mes points forts, c’était l’anglais, l’espagnol et la philo — c’est ce qui m’a sauvée pour le bac. »

Vers la majorité : premiers départs

À dix-huit ans, ses parents accèdent à un nouveau logement à la Belle-de-Mai. Plusieurs enfants ayant quitté la maison, elle décide à son tour de partir.
Elle réussit ensuite le concours d’entrée à l’école d’éducateurs à dix-neuf ans.

Jeunesse, études et engagement militant

Les débuts de la vocation : entre sport, scoutisme et découverte du social.

Après le bac, Anne-Marie intègre l’école d’éducateurs à dix-neuf ans. Elle vit alors à l’internat de Sanderval : « C’était tout un monde d’éducateurs, un univers à part. J’étais avec une amie, et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser à la politique. »

Ce choix d’être éducatrice n’était pas son premier souhait : « Moi, au départ, je voulais être prof. » Mais en parallèle, elle faisait beaucoup de sport et du scoutisme. Elle faisait partie d’une équipe de scouts à Sainte-Marthe : « On venait toutes plus ou moins du même milieu. On était très tournées vers le bénévolat, l’humanitaire. Nos familles n’avaient pas beaucoup d’argent, alors on faisait des actions pour financer nos vacances, des événements pour récolter un peu. »

C’est par le bénévolat qu’elle découvre vraiment le métier d’éducatrice.« On est allées faire du bénévolat dans une maison d’enfants, la Bessonnière – aujourd’hui un ESAT. Là, j’ai découvert ce qu’était vraiment ce métier. ».

Ses parents, eux, n’avaient pour référence que l’école d’éducateurs de Savigny-sur-Orge, une école d’éducateurs de justice. À l’époque, travailler avec les délinquants, c’était compliqué, et le métier d’éducateur commençait tout juste à être reconnu.

Une éducation militante héritée des parents

Son engagement ne vient pas de nulle part. Anne-Marie a grandi dans une maison imprégnée de valeurs fortes : « Mes parents étaient croyants, catholiques pratiquants, mais surtout profondément humanistes. Ils m’ont transmis des valeurs de vivre-ensemble, d’ouverture et de solidarité. »

Sa mère, juive convertie et militante, avait connu l’exclusion. Son père avait été interné à Dachau. « Ces histoires-là, on en parlait souvent à la maison. J’ai grandi entourée de gens militants, de collectifs catholiques, avec des prêtres jésuites très altruistes. Tout ça m’a nourrie, sans que je m’en rende compte. »

Mai 68 : l’éveil politique

En 1968, Anne-Marie a quinze ans. Elle est au lycée Longchamp quand éclatent les mouvements sociaux. « Le lycée Longchamp, c’était un enjeu : comme le lycée Thiers, c’était pas un lycée qui se mettait souvent en grève. Alors, quand les mouvements lycéens ont commencé, ça bougeait fort ! »
Elle se souvient de la ferveur, des discussions, des tracts distribués à la sortie du lycée :
« J’avais de la sympathie pour ces gens qui venaient nous parler à la sortie. J’étais sensible à cette notion d’injustice, à ces lois qu’on trouvait absurdes. »
À l’époque, une loi – la loi Haby-Soisson – provoque la colère des lycéens. Puis viennent les luttes antimilitaristes, l’Appel des cent, ces appelés du contingent qui dénoncent la ségrégation dans l’armée. « J’étais aspirée par tout ça. Je participais à toutes les manifs ! »

Elle évoque les débats de cette période :

  • La relation entre filles et garçons,
  • La question de l’uniforme,
  • L’interdiction pour les filles de porter le pantalon,
  • Le Larzac et la lutte contre l’extension du camp militaire,
  • La communauté de Taizé, les hippies, le MLF…

« C’était une époque bouillonnante, pleine de débats. Je n’étais pas une théoricienne, mais j’étais dans la rue, dans l’action. »

L’OCT et les luttes antiracistes

Anne-Marie rejoint un groupe politique : l’OCT (Organisation Communiste des Travailleurs), un mouvement trotskyste. « C’étaient des révolutionnaires, des gens de terrain, dans la lutte. Je me reconnaissais dans leur énergie, même si j’étais incapable de faire un grand discours sur la doctrine. » Elle a aussi des amis maoïstes, notamment dans les quartiers nord.
Mais ce qui la marque profondément, c’est la lutte contre le racisme au début des années 70.
En 1973, les ratonnades font rage à Marseille. En réaction, des comités antiracistes se forment. « C’est là que je viens pour la première fois à la Maison des jeunes de la Busserine. On y venait de tout Marseille. Il y avait Françoise Éga qui nous ouvrait les portes. »

Autour d’elle des étudiants, des militants, des figures comme Mokhtar et Antoine de Font-Vert. « C’était une vraie vie communautaire militante. On faisait nos journaux à la ronéo, comme Le Méridional Sauvage, en réponse au Méridional, le journal local dont le rédacteur, Gabriel Domenech, avait écrit un édito ignoble sur “ces Arabes délinquants qui violent nos filles”. Pour nous, c’était un appel au meurtre. »

Avec d’autres, elle distribue des tracts, organise des actions, manifeste dans les stades, dans les rues, dans les quartiers : « C’étaient de grands moments de mobilisation. On sentait qu’on faisait partie de quelque chose d’essentiel. »

Toutes ces discussions, ces débats, entraient à la maison : « Chez nous, on en parlait. Mes parents écoutaient, parfois débattaient, mais ils respectaient mon engagement. »

Rencontre avec Jean-Louis Mouzet

En 1973, alors qu’elle est en troisième année d’école d’éducateurs, Anne-Marie rencontre Jean-Louis Mouzet, son futur compagnon.
Ils décident de vivre ensemble en 1975. « Lui, il faisait la formation d’adaptation. Il avait travaillé des années sans diplôme, alors quand le diplôme d’éducateur est arrivé, ils ont proposé à ceux qui avaient de l’expérience de passer une formation allégée. »

Ils se rencontrent à l’école et partagent les mêmes valeurs. « Au départ, je voulais travailler avec des personnes handicapées, mentales ou physiques. Mais en troisième année, on nous a proposé de faire des stages dans d’autres secteurs. C’est comme ça que tout a changé. »

Installation à Picon et première immersion dans le quartier

En 1975, dernière année d’école, Anne-Marie décide de ne plus vivre à l’internat :« Deux ans à l’internat, ça suffisait. Je voulais vivre dans les quartiers, là où la vie se passe. »

Avec d’autres étudiants, elle fait une demande de logement.  Elle obtient un petit appartement étudiant au 15ᵉ étage de la tour A, à Picon. « C’est là que je me suis installée, et Jean-Louis m’a rejointe. ».

C’est une période riche :« Je découvrais une vie intense, dense, pleine de monde. »

Une des premières à venir frapper à sa porte est Marie Centofanti, qui tenait la droguerie en bas du bâtiment : elle m’a dit : “Je sais que vous venez de vous installer. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas. Je m’occupe de cette cité, vous pouvez venir me voir.” »  La droguerie, à l’époque, c’était un lieu de vie, de rencontres. « On se retrouvait là, on discutait, on s’entraidait. »

Son stage de fin d’études, elle le fait sur ce territoire, entre Picon, Saint-Gabriel et les Rosiers, dans le 14ᵉ arrondissement. « Les habitants demandaient la présence d’une équipe d’éducateurs. La mission, c’était de soutenir les adolescents dits “difficiles”, en travaillant à la fois individuellement et collectivement — avec les familles, l’école, les associations, les centres sociaux. »

Avec Jean-Louis, elle coécrit son mémoire de fin d’études, chacun le soutenant ensuite individuellement. « J’ai eu une bonne note ! » dit-elle en riant.

L’entrée dans la vie professionnelle

En 1975, à la fin de son stage, elle est recrutée à la FCEP (Fédération des Clubs et Équipes de Prévention). « On est passés de vingt salariés à Marseille à soixante ! Tous les stagiaires ont trouvé du travail. On était tellement engagés qu’on s’est dit : “Il faut qu’on soit là.” »

Quand elle a commencé à travailler à Saint-Gabriel et aux Rosiers, elle a été embauchée de 1975 à 1985. Il y avait alors un centre social aux Rosiers qui était en grande difficulté : « C’était une cité un peu marginalisée, mais pas du tout dans les problématiques d’aujourd’hui. On a construit des relais, des partenariats avec le centre social Saint-Gabriel, qui se développait beaucoup. C’est là que j’ai découvert l’éducation populaire. »

La cité était un peu marginalisée par rapport au reste du quartier, mais pas du tout confrontée aux mêmes problématiques que celles que nous connaissons aujourd’hui.

Assez rapidement, elle tisse des liens de travail avec le centre social Saint-Gabriel, qui menait une véritable action sociale et se développait. Elle découvre alors l’éducation ^populaire. Elle s’y forme et participe pleinement au travail partenarial avec le centre social.

À ce moment-là, une mission portée par un groupe de recherche établit l’idée qu’avant l’installation d’une équipe d’éducateurs sur un territoire, il est nécessaire de réaliser un état des lieux pour définir les besoins. Cette équipe doit recenser les manques et les ressources sur les territoires de Saint-Joseph, La Maurelette, les Micocouliers et La Paternelle, à la frontière du 15ᵉ arrondissement.

Une équipe est donc constituée, et deux personnes sont recrutées pour effectuer ce travail d’inventaire. Claude et elle sont intéressés : ils quittent les Rosiers pour mener cette mission, afin d’imaginer une nouvelle forme de prévention, c’est-à-dire repérer l’ensemble des problématiques touchant la jeunesse. À cette époque, il n’y a que deux collèges, Massenet et Albert-Camus, très peu de centres sociaux et peu de structures associatives. Leur mission consiste à mener une enquête afin d’installer une équipe sur ce territoire que l’on n’appelle pas encore le Grand Saint-Barthélemy.

Elle trouve ce travail passionnant : continuer, sur chaque site, à implanter une équipe en s’appuyant sur l’existant plutôt que de repartir de zéro. Par la suite, plusieurs postes seront créés — deux à trois postes sur ce territoire qui deviendra plus tard le Grand Saint-Barthélemy. Anne-Marie se dit « banco » et s’engage dans cette nouvelle aventure. Elle commence à y travailler en 1985-1986 et y termine sa carrière en 2015.

Ce choix n’était absolument pas dans les usages de la prévention spécialisée, qui prévoit en général que les professionnels tournent sur différents territoires. En toute honnêteté, Anne-Marie dit avoir trouvé son équilibre dans cette situation : elle a été témoin de la naissance des politiques publiques, de la politique de la ville, des premières mesures et de leur évolution, en lien direct avec la prévention spécialisée.

Elle participe à toutes les rencontres. C’est une période extraordinaire, avec la création de l’ASSUR à la Maison des familles, portée par Habitat et vie sociale : une période de créativité, d’engagement et d’expérimentations, avec des moyens et une volonté réelle, de la part des acteurs, de trouver des réponses coordonnées. S’il y avait un problème, on en discutait. Elle évoque par exemple la création de la crèche « L’Œuf », la guinguette, les bourses de vacances autonomes, la Mission locale… Les institutions suivaient et soutenaient financièrement les acteurs de terrain.

Petit à petit, les choses ont changé. Toutes ces actions, qui auparavant étaient vivantes, créatives et portées par une véritable effervescence collective, se sont progressivement sclérosées. Elles sont devenues trop instrumentalisées par les institutions. Ce bouillonnement d’idées, cette créativité, cette énergie… tout cela s’est peu à peu vidé de sa substance. Les institutions ont fini par reprendre ces actions à leur compte, en les détournant de leur logique initiale, jusqu’à en effacer l’esprit fondateur.

Le processus commence quelques années avant les années 2000, notamment au moment de la création de Passerelle. À l’époque, nous nous réunissons dans les locaux de l’ALPHA, avec Huguette Fouquet. Il fallait trouver des financements pour la formation, et c’était évident qu’il fallait répondre aux besoins de la jeunesse, aux problèmes de drogue et de délinquance.
Nous commençons à réfléchir : «  »qu’avons-nous à dire sur les problématiques des jeunes ? Qu’est-ce qui fait sens collectivement ? Comment agir ensemble ? C’est aussi l’époque de la Mission locale, avec Robert Moncorger, Annick Grele et Joëlle Buonocore.

L’idée émerge alors : pourquoi ne pas créer un lieu ouvert, libre d’accès, un espace pour les jeunes, répondant à leurs aspirations et à leurs besoins d’accès aux droits ? C’est ainsi qu’est née Passerelle.

Marie-Geneviève Martin trouve un local vide au pied des immeubles. Il y a là des espaces inoccupés : nous les investissons, presque comme un squat au début. Très rapidement, nous obtenons des financements suffisants pour mettre en place des actions d’accès aux droits pour les adolescents et les jeunes adultes. Dans les années 2000, ces actions sont mutualisées avec l’ensemble des acteurs du territoire : l’ASCQB (Association sociale et Culturelle du quartier de la Busserine) à la Busserine, MEDIA 2 aux Flamants, la Maison des Familles à Font-Vert, le centre social Picon, ainsi que la Fédération des Clubs.

Mais au fil du temps, cette action, pourtant très innovante à son origine, devient-elle aussi une coquille vide. Les moyens diminuent, la dynamique collective s’essouffle. Anne-Marie se retrouve seule à porter Passerelle… et finit par décider d’y mettre un terme.

C’est la période où apparaît progressivement un problème majeur : le trafic de drogue.
Entre l’occupation du local et le travail de rue, Anne-Marie entame des discussions avec les jeunes, qui l’interpellent sur sa position par rapport au trafic situé de l’autre côté de la rue, au bâtiment P (qui existait encore à l’époque mais a été démoli depuis).
Cela ouvre un débat de fond : le bien, le mal, et surtout la question de la négligence qui consisterait, selon elle, à laisser ces gamins se faire aspirer là-dedans. À cette époque, il n’y avait pas de mineurs dans les réseaux : on avait affaire à de petits groupes, connus, avec lesquels il existait une certaine proximité.

Lorsque la situation débordait, on pouvait aborder les dealers et leur dire : « Là, vous déconnez… » Ces échanges, ces rencontres, étaient très intéressants pour comprendre les parcours des jeunes. Eux-mêmes disaient : « Ici, les drogues dures ne rentrent pas, et pas de mineurs dans notre réseau. »

Bien avant 2015, Anne-Marie est déjà engagée dans le secteur associatif grâce à Passerelle : elle siège au conseil d’administration, tout comme à l’A.S.C.Q.B. Son engagement porte une volonté forte : travailler sur le secteur jeunesse, avec une mission à la fois personnelle et institutionnelle.
L’A.D.D.A.P. (Association Départementale pour le Développement des Actions de Prévention : ex-Fédération des Clubs et Équipes de Prévention), impliquée dans le centre social créé avec les acteurs associatifs du territoire, était présente avant même les actions de l’A.S.C.Q.B. Elle établissait des constats spécifiques à ces quartiers : la question de la déscolarisation des jeunes, par exemple, avec la création du dispositif initié par Schebba, qui accueillait les enfants exclus. Ce dispositif nécessitait un important travail de mise en réseau autour de la scolarité. Anne-Marie y tient profondément, tout comme les autres acteurs locaux, et la création d’une structure sur ce quartier devient une évidence. Anne-Marie entre ainsi au conseil d’administration en tant que membre du bureau. Les premiers présidents ont été Annick Gréle,  Jacques Marty et Céline Burgos

Évolution du quartier : son regard, son lien au territoire

Ce qui la marque dans ce quartier, c’est la proximité avec la population. Elle le dit souvent :
« Je n’y habite plus ; j’ai habité à Picon, je n’y habite pas, mais ce quartier m’habite. »
Elle a l’impression que sa construction personnelle, sa perception du monde, sa relation aux jeunes des quartiers populaires se sont formées ici, à travers cette expérience.

Même lorsqu’elle militait auparavant, elle avait peu de contacts avec les quartiers populaires. En pleine période de luttes antiracistes, il était essentiel de ne pas rester « entre soi », avec une vision fantasmée d’une réalité mal connue.

Ce qu’Anne-Marie apprécie ici, c’est la richesse du tissu associatif. Le sentiment de ne jamais être seul. Dans ce quartier, aucun acteur n’a l’idée de mener une action isolée. Quand on se promène, on trouve une association au pied de chaque immeuble. Même si certaines rencontrent de grandes difficultés et qu’il faut se battre pour qu’elles subsistent, c’est de là que naît le lien social.

Le groupe de veille en est un bon exemple « Sans cela, nous n’aurions jamais pu exister. S’il n’y avait pas eu cette richesse associative et cette volonté de travailler ensemble, nous n’aurions pas pu construire un système d’alerte : dès qu’un de nous rencontrait un problème, on élaborait une réponse collective. Cette forme de solidarité n’est pas simple, car elle pose des questions de loyauté et de fidélité à certains moments… mais elle est essentielle. »

Depuis 2015, Anne-Marie est à la retraite. Elle s’est fixé un objectif : veiller à ce que la communication entre acteurs continue de circuler, et favoriser le maximum de solidarité inter-associative, malgré les difficultés auxquelles de nombreuses structures doivent faire face dans ce quartier.

La question de la relève

Est-ce que tu penses que la relève est là ?

« Je crois que oui. Parce que, si on y fait attention, depuis le noyau de départ — quand j’ai commencé mes engagements sur ce quartier — on a vu passer beaucoup de personnes : certains sont partis, d’autres sont décédés. Et puis, régulièrement, de nouvelles personnes arrivent. C’est essentiel. »

Le fait d’ouvrir la communication à l’ensemble du quartier et aux instances qui viennent, ça permet à chacun d’y trouver sa place. Je me sens moins isolée. Je pense à Amelle et Saïda du Maïl, ou encore à cette habitante nouvellement arrivée qui a dit : “Je ne savais pas que ce lieu existait, un endroit où l’on peut parler de ce qui se passe.” Elle s’y sent désormais en confiance.

Prenons aussi quelqu’un comme Fadela : on a l’impression de l’avoir toujours connue, mais quand elle est arrivée dans le groupe de veille, elle a construit sa place progressivement, à travers son association Arq-en-Ciel, puis en tant que parent d’élève. Elle s’est formée, elle a trouvé un espace d’écoute et de rencontre, un lieu où l’on parle des réalités du quartier et des difficultés rencontrées. »

Anne-Marie estime que ce qui reste difficile aujourd’hui, c’est de renforcer le lien entre les jeunes acteurs et les générations plus anciennes.                                                                             À 72 ans, elle souhaite continuer à accompagner les jeunes, dans une forme de transmission intergénérationnelle.

Le collectif Jeunes Passerelle organise régulièrement des événements avec les plus jeunes. Il y a également les conseils de jeunes, créés à l’époque avec Hélène Mille, et qui existent toujours. Ce sont des espaces de débat sur des thèmes de société, organisés chaque mois ou tous les deux mois. Parfois, 40 à 60 jeunes y participent.

Aujourd’hui, Rania porte ce dispositif. Certains, au départ simples participants, se sont formés et animent maintenant eux-mêmes les rencontres : Djoum, Ariski, Kamal, et d’autres — filles comme garçons. Ils appartiennent à cette génération que l’on voit sur les photos de l’exposition Territoires, Identités et Mémoires réalisée par le Comité Mam’Ega. Ils sont moteurs de la dynamique locale et continuent de s’engager. Ils observent les plus jeunes, constatent qu’il n’y a pas assez d’espaces pour eux, et cherchent à transmettre. Beaucoup ont aussi participé à l’atelier cinéma mis en place par Anne-Marie.

Cette mémoire est préservée dans les deux documentaires réalisés par le Comité Mam’Ega :
« Territoires, Identités et Mémoires » et « La Saga des Cités », présentés par Jean-Pierre Ega, Hélène Mille et Karima Berriche.

Ce qui a changé, dit Anne-Marie, c’est le manque de transmission de cette histoire.
Pendant des années, elle a travaillé cette notion de mémoire collective avec l’association des locataires, avec Huguette Fouquet, Jacques Marty et Odette Tarragonet. L’enjeu était de comprendre d’où l’on vient et de partager ce récit commun.

Ces documentaires intéressent beaucoup les jeunes : ils y apparaissent eux-mêmes, et le film se termine avec eux. Ils débordent d’énergie. Aujourd’hui, ils ont une quarantaine d’années : Ils se marient, travaillent, ont moins de disponibilité, mais ils continuent. Quand ils voient « les petits » du quartier, comme ils disent, ils ont envie de transmettre.

Ils sont engagés dans un processus financé, avec l’objectif d’organiser des rencontres régulières avec les 16-20 ans, afin de les former à prendre la relève. Cela se construit petit à petit, et ce n’est pas simple : il faut du lien, de la proximité, et surtout éviter de se positionner en donneur de leçons.

Cette mission — accompagner ceux qui étaient hier participants et qui deviennent aujourd’hui accompagnateurs — c’est ce qui passionne Anne-Marie.

Et alors, la retraite, Anne-Marie ?

Elle sourit :
« La vraie retraite ? C’est ça qui m’intéresse : garder ce lien, cette connaissance. C’est ce qui nourrit mon rapport au monde. Aujourd’hui je ne travaille pas, mais c’est mon engagement, c’est ma manière d’être au monde. »

Quand elle est partie à la retraite, certains lui ont dit : « On est tristes que tu partes, mais on sait que tu resteras. »
Et c’est toujours le cas : Anne-Marie veille encore sur notre quartier.