Discours de George PAU-LANGEVIN, Ministre des outre-mer, Inauguration de la rue Aimé Césaire à Marseille le 13 février 2015

Seul le prononcé fait foi
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Député, 1er adjoint au Maire de Marseille
Monsieur le Recteur,
Monsieur le Président du comité Mam’Ega
Mesdames et Messieurs,

En inaugurant cette rue de Marseille du nom d’Aimé Césaire, la préfecture rend hommage à l’une des figures essentielles de notre pays.

Le proverbe dit que l’homme vraiment riche est celui qui a la sagesse de reconnaître sa dette et le pouvoir de s’en acquitter. Cette inauguration est une pierre nouvelle et importante sur ce chemin.

La dette de la France est grande à l’égard du « père de Fort-de-France ». Aimé Césaire fut le plus haut degré de la conscience universelle. Il mit à jour ce que la France devait à l’Afrique, il remit au centre de la République le patrimoine, la créativité et la culture de la Martinique et des Outre-mer dans leur ensemble. Il changea le regard de la France sur les Antilles, sur l’Afrique, sur les Noirs. Il permit aux Martiniquais et aux Antillais de se découvrir eux-mêmes. Il permit à tous les Français de tourner vers eux-mêmes leur regard.
Présent ou non, tout le monde se rappelle les obsèques d’Aimé Césaire, le 20 avril 2008. Une foule immense vint se recueillir durant deux jours devant son cercueil dans le stade de Dillon qu’il avait fait construire pour sa ville de Fortde-France. Le cortège n’était pas seulement celui des officiels. Plus de 20.000 personnes vinrent lui rendre un dernier hommage, des hommes et des femmes d’âge mûr, mais également toute une jeunesse qui ne l’avait pas connu de près et pour laquelle il représentait l’homme qui avait rendu honneur et fierté à leurs parents et à leurs grands-parents, qui avait rendu leur voix à leurs ancêtres, qui l’avait libéré, elle, la jeunesse, en mettant des mots sur une souffrance innommable, sur un drame qui n’avait jamais su trouver à se dire, sur une tragédie d’autant plus terrible qu’elle continuait à la subir sans pourtant l’avoir connue.

« J’habite une blessure sacrée
J’habite des ancêtres imaginaires
J’habite un vouloir obscur
J’habite un long silence
J’habite une soif irrémédiable
J’habite un voyage de mille ans ».

Sur le malheur, sur la misère, sur l’identité, sur l’être noir, sur la colonisation, sur l’Afrique, l’oeuvre d’Aimé Césaire a pensé plus profondément et plus loin que la plupart des philosophies n’avaient pu le faire. Sa poésie a donné à l’Histoire de l’esclavage et de la colonisation un sens qu’aucune science historique n’avait été en mesure de dégager. Son oeuvre poétique a conduit les hommes à suffoquer sous le poids de la vérité déterrée :

« Et dans ce chant où un morceau de lumière descend la source d’un regard
Où le soleil et la lune s’entrechoquent
Où le sol est de chair rouge et le ciel de chair ardente,
Où des oiseaux cognent leur tête au plafond du soleil, des astres et des rêves,
Dans la nuit africaine peuplée de grands arbres sacrés et de plantes aux noms mystérieux,
Hantée par les souvenir de peurs ancestrales,
Déchirée par les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, et le bruit de ceux qu’on jette à la mer,
Aux confins du rêve et du réel, du jour et de la nuit, où se tiennent des rois de tragédie qui nous parlent la langue de Shakespeare et d’Eschyle,
Chacun peut reconnaître la voix mystérieuse avec laquelle les poètes savent parler à la conscience des hommes »

Le destin d’Aimé Césaire a commencé il y a de cela tout juste plus d’un siècle, dans une petite ville au Nord de la Martinique, à Baisse Pointe, bordée par l’océan et la « lèche hystérique » de ses vagues, qui rythmeront plus tard son œuvre, sa poésie et ses pensées. Son père était receveur des contributions indirectes, et sa mère couturière. Dès le plus jeune âge, lui dont le grand-père fut le premier enseignant noir en Martinique, et la grand-mère une des rares femmes de sa génération à savoir lire et écrire, entra dans les études comme un explorateur dénude un continent nouveau. Il dévorait tous les livres, non, comme tant d’autres, « pour se dévorer lui-même », mais « pour dévorer le monde. »

Il fut ainsi l’un des élèves les plus doués du Lycée Schoelcher de Fort-de-France,ce lycée dont il allait devenir le plus grand des professeurs. C’est là qu’il fit la connaissance et scella une amitié de toujours avec son compagnon de route, Léon Gontran Damas. A l’issue de son baccalauréat, ses résultats scolaires étaient si brillants que l’un de ses professeurs l’exhorta à entrer en hypokhâgne, ces classes de l’élite républicaine dont il ne connaissait même pas l’existence, pour préparer le concours de l’École Normal Supérieur. A Louis Le Grand, il rencontra Léopold Sedar Senghor, qui allait devenir, au gré des épreuves de la vie, plus qu’un ami, mais une seconde existence. Parallèlement à la préparation du concours, il fonde avec d’autres étudiants d’origines antillaises, guyanaises ou africaines le journal l’Étudiant noir, sur les pages duquel apparaîtra pour la première fois le terme de négritude.
Aimé Césaire intègre l’école Normale en 1935. Le poète martiniquais fonde, avec le poète guyanais et le poète sénégalais, la négritude, concept taillé dans la chair des peuples colonisés et qui allait permettre non seulement une quête d’identité, mais un ré-enracinement par la mémoire de tous ceux qu’on avait voulu chassé de l’Histoire. La négritude, disait Césaire, « désigne en premier lieu le rejet. Le rejet de l’assimilation culturelle ; le rejet d’une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation. »

Ses études achevées, il rentra en Martinique enseigner les Lettres dans le lycée dont il avait été l’élève moins d’une dizaine d’années plus tôt. Il sera entre autre le professeur de Frantz Fanon et d’Édouard Glissant. La parution de son chef d’œuvre, Cahier d’un retour au pays natal, dont l’élaboration avait déjà commencé lorsqu’il était encore étudiant rue d’Ulm, fut concomitante, par une triste coïncidence dont seule la providence a le secret, avec le début de la seconde guerre mondiale.
Sous Vichy et l’amiral Robert, le « cercle d’ombre se resserra » encore sur la Martinique. Aux côtés de ceux que l’on appelait les Dissidents, qui firent de leur sang le plus puissant des ciments entre les Antilles et l’Hexagone, Césaire fit entrer sa poésie en résistance et, malgré la censure, parvint à force de courage et d’abnégation à ce que paraisse la revue Tropique jusqu’en mai 1943. Un mois plus tard, le peuple martiniquais se soulevait et en juillet rejoignait la France Libre.
A la sortie de la guerre, l’homme de l’universel fit le choix d’affronter le particulier, le poète se tourna vers la prose de la vie quotidienne, l’homme de l’idéal devint maire, puis député, pour se confronter à la réalité triviale de la vie des Martiniquais. Aimé Césaire avait l’intelligence de l’esprit, mais avant tout l’intelligence du cœur.
Le maire qu’il fut, avant d’être un politique, fut toujours un homme bienveillant, généreux et altruiste.

« Il y a de la grandeur dans la petitesse, dans les petites choses », écrivait-il. Et « Quand une femme du peuple vient se plaindre, je commence par le prendre mal, puis je me dis qu’il faut comprendre, voir dans quelle situation elle se trouve. Je cherche malgré tout une solution. C’est une affaire d’attitude à l’égard de la souffrance humaine. »

Le grand homme qu’il était savait que l’honneur ne vient pas de la fonction exercée, mais de la personne qui donne de la valeur à la fonction. Être maire ne fut jamais pour lui un titre, mais une responsabilité. Parfois une charge, toujours une mission. A l’assimilation qu’il combattait parce que, selon le mot de Senghor,

« le zèbre ne peut se défaire de ses zébrures sans cesser d’être zèbre, de même que le nègre ne peut se défaire de sa négritude sans cesser d’être nègre »,

Aimé Césaire préféra le combat pour la départementalisation. La loi du 19 mars 1946 fut un succès moral, économique et social, le début d’une révolution aboutissant à faire du Noir antillais l’égal du Blanc métropolitain. Aux Antilles et à la Réunion, l’ouvrier était à la merci de tout : de la maladie, de l’invalidité de la vieillesse. Il n’y avait pas d’indemnité pour les femmes en couches. Pas d’indemnité pour le malade. Pas de pension pour le vieillard. Pas d’allocation pour le chômeur. Dans ces territoires où la nature s’était montrée si magnifiquement généreuse, l’homme vivait sous le règne de la plus terrible des misères.
La loi de départementalisation, adoptée à l’unanimité en 1946 sur la proposition du plus jeune des députés d’outre mer et qui érigea en département la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion et la Guyane sépara une fois pour toute ces territoires et ces peuples de l’Empire colonial. Aimé Césaire dans ses écrits, dans sa poésie, dans son action politique comme dans sa vie quotidienne, s’est battu pour la reconnaissance de l’égalité des droits.
Le communautarisme lui était étranger, et la pente mauvaise du ressentiment également. C’était lui qui écrivait que « devant l’Histoire, il ne faut pas simplement dire ‘victime, victime !’, mais choisir son destin. »

Il considérait que la France était une nation suffisamment forte et suffisamment grande pour se retourner sur son Histoire et reconnaître ses erreurs, comme il considérait que les descendants des peuples colonisés étaient suffisamment fiers et valeureux pour trouver au cœur de leur désolation la vigueur de se lever et d’avancer vers leur avenir. Césaire pensait qu’il fallait assumer notre passé désuni si nous voulions assurer notre devenir commun.
Le vivre-ensemble n’est jamais gagné d’avance, n’est jamais ni un acquis, ni une rente de situation. Un philosophe cher à Aimé Césaire écrivait que les hommes, en société, étaient comme des porcs-épics transis par le froid d’une journée d’hiver. Ils se rassemblent les uns les autres pour se réchauffer, mais dès qu’ils se sont rapprochés, ils ressentent les atteintes de leurs piquants et s’éloignent de nouveau, de sorte qu’ils sont ballottés entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils trouvent la bonne distance pour se rendre la vie favorable.
Dans cette période difficile de notre Histoire, où les communautés se hérissent sur leur quant à soi, où la tentation est grande de sombrer dans le ressentiment, où la peur aveugle et fait perdre en lucidité, la vie et l’œuvre d’Aimé Césaire constituent pour nous un viatique, une leçon d’éthique et un appel à la responsabilité.
La négritude était la reconnaissance d’une singularité, d’une expérience, d’une culture. Elle ne fut jamais une revendication communautariste. Aimé Césaire ne fut jamais l’homme d’une souffrance contre une autre, d’une histoire contre une autre.
Il parlait d’une même voix universelle pour tous les damnés de la terre, pour tous ceux que l’Histoire avait frappés de ses poings.


« Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes panthères, Je serai un homme-juif Un homme-cafre Un homme-hindou-de-Calcutta Un-homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas L’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture, On pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer De coups, le tuer –parfaitement le tuer – sans avoir De compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne Un homme-juif Un homme-pogrom Un chiot Un mendigot »

Les valeurs de notre République, l’amour de notre pays, la reconnaissance des blessures de chacun, faisaient la fierté d’Aimé Césaire, parce qu’elles faisaient d’abord son exigence. Le poète de l’universel ne se payait de mots. La dignité, l’autonomie, le respect, l’égalité, la solidarité, n’étaient pas dans ses écrits comme dans ses discours des paroles vaines ou des slogans médiatiques, mais au contraire un appel à l’humanité en chacun de nous.
Le plus vibrant hommage que nous puissions rendre à Aimé Césaire est celui d’être à la hauteur des valeurs pour lesquels il s’est battu toute sa vie durant.
Aimé Césaire restera parmi nous, dans le monde des vivants, tant que la force libératrice de ses écrits continuera d’être pour nous une inspiration à avancer ensemble, non dans l’uniformité, mais bien dans l’unité.

Merci à vous.

Reportage : Kamar – Radio Galère

Reportage : Francois Nilor ADCAP

Reportage : Guy Montbrun

reportage : Thierry Dargent
M2M – BAT13TV