Du Morne Rouge à Marseille : l’itinéraire de Françoise Ega, écrivaine et militante au grand cœur 

En novembre et décembre 2023 se sont tenues en Martinique trois journées de rencontres autour de l’œuvre littéraire de Françoise Ega (1920-1976) intitulées « Restitution de Françoise Ega à ses frères et sœurs de Martinique ». Cet événement, organisé par le Comité Mam’Ega et marrainé par Maryse Condé, est l’occasion de revenir sur le parcours de cette Martiniquaise d’exception, qui était aussi une militante sociale aimée et respectée à Marseille, où elle vécut de 1956 à sa mort en 1976. Nous retracerons sa vie et son œuvre à partir de ses deux premiers récits, Le temps des madras et Lettres à une Noire, d’inspiration autobiographique, et de documents d’archives gracieusement partagés par le Comité Mam’Ega, que ses enfants et amis créèrent en 1988 pour perpétuer sa mémoire, promouvoir ses œuvres littéraires et continuer son travail socio-éducatif et culturel dans la cité de la Busserine, dans le 14ème arrondissement de Marseille.

Françoise Marie Vitaline Marcelle Modock est née au Morne Rouge le 27 novembre 1920 d’un père garde forestier, Claude Modock, et d’une mère couturière, Délie Partel, surnommée Man Doudou. Françoise Ega évoque son enfance heureuse auprès de son frère ainé et de ses sœurs cadettes dans son premier récit, Le temps des madras (1966), écrit à Marseille. La famille déménage souvent (Rivière Salée, Morne Carabin, Le Lorrain, Saint Pierre), au gré des affectations du père, puis s’installe au Morne Rouge à la mort de celui-ci en 1929. Man Doudou, alors enceinte de son sixième enfant, y trouve le soutien de sa belle-sœur, la tante Acé, une femme de caractère qui aura une grande influence sur la jeune Françoise. Le temps des madras se concentre sur les quatre années passées au Morne Rouge, jusqu’à l’obtention du certificat d’études par Françoise en 1932 (la famille s’installe alors aux Terres Sainville à Fort-de-France pour faciliter les études des filles). Peuplé de personnages hauts en couleur – Man Doudou et Tante Acé, les potomitans ; les institutrices de Françoise Ega ; Élisa, la voyante ; le Père Wecter, un prêtre alsacien à qui elle vouait une grande admiration ; le père Azou, qui lui fit découvrir l’histoire de l’esclavage – le récit annonce les valeurs qui sous-tendront sa vie adulte : l’engagement, le respect de la nature, la foi en Dieu et en l’éducation. Son titre – une allusion au troisième madras que portaient les femmes autour des reins pour aider les pêcheurs à rentrer leurs filets – rend hommage au travail féminin tout en évoquant une des activités favorites de son enfance.

Le parcours de Françoise Ega de son arrivée à Fort-de-France au début des années 30 à son installation définitive à Marseille en 1956 est moins balisé, car elle n’a pas parlé de cette période de sa vie dans son œuvre littéraire. On sait d’après des archives familiales et des articles de presse qu’elle a continué ses études à l’école Perrinon de Fort-de-France jusqu’à quatorze ans, puis a exercé divers métiers (apprentie typographe, vendeuse dans un magasin de confection, couturière) en suivant des cours du soir pour obtenir un diplôme de dactylographie. Pendant son temps libre, elle pratiquait le scoutisme (et devint cheftaine), était membre de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) et de l’association « L’Aigle Sportif », qu’elle présida avant son départ pour la France dans les années 40. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s’engagea dans le Corps féminin de transmission (CFT) de l’armée française, surnommé « les Merlinettes » d’après son créateur, le général Merlin. Elle épousa Franz Ega, un infirmier militaire martiniquais, à Paris en 1946, puis elle le suivit dans divers pays d’Afrique jusqu’à leur retour à Marseille en 1956. Elle se consacra alors à sa famille (une fille et quatre garçons nés entre 1952 et 1958), continua à s’impliquer dans la vie associative et se lança dans l’écriture.

La fascination qu’elle avait éprouvée pour « l’autre pays » sur les bancs de l’école en Martinique se transforma en indignation quand elle y découvrit l’exploitation de ses compatriotes antillais, dockers ou bonnes à tout faire. Bouleversée par l’histoire malheureuse d’une fille de son pays, elle décida de travailler comme femme de ménage pour témoigner. De mai 1962 à mars 1964, elle nota son expérience dans un journal dont elle tira son deuxième livre, Lettres à une Noire, publié à titre posthume en 1978. Ce récit consiste en lettres fictives qu’elle adresse à une contemporaine brésilienne avec qui elle n’a jamais communiqué, Carolina Maria de Jésus (1914-1977), une habitante de favela qui s’était fait connaitre grâce à la publication de son journal intime sous le titre Le Dépotoir en 1960. Françoise Ega avait découvert son histoire dans un numéro de Paris-Match en 1962 et y avait puisé l’inspiration pour sa propre écriture, sans pour autant lire le livre, car elle n’en avait ni le temps, ni le besoin, comme elle l’explique dans la première phrase de Lettres à une Noire : « Mais oui, Carolina, les misères des pauvres du monde entier se ressemblent comme des sœurs ; on te lit par curiosité, moi, je ne te lirai jamais ; tout ce que tu as écrit, je le sais » (25)[1]. Comme Carolina dans Le Dépotoir, elle décrit sa routine quotidienne et celle de quelques compatriotes exilés qui luttent pour survivre. Elle détaille les sévices des bourgeoises marseillaises qui l’emploient et ne font pas même pas l’effort de connaitre son nom. Une l’appelle Renée, comme la domestique qu’elle remplace, parce que c’est plus simple. Une autre l’oblige à monter sur un escabeau pour nettoyer les fenêtres, au risque de faire une chute de plusieurs étages. Par mesure d’économie, mais aussi pour l’humilier, elle exige qu’elle nettoie le tapis à la main plutôt qu’à l’aspirateur et l’envoie laver le linge dans l’eau glacée d’un lavoir au lieu d’utiliser la machine à laver : « Madame a regardé mes 68 kilos et a décidé de me faire faire le va-et-vient entre l’appartement et le lavoir, des baquets de linge sous les bras ! (…) Huit fois, j’ai grimpé les six étages parce qu’il ne fallait pas mouiller l’ascenseur ! » (61-62). Françoise Ega s’offusque de ces traitements et n’hésite pas à revendiquer ses droits, y compris le paiement de ses heures supplémentaires. Malgré les protestations de son mari, chagriné qu’elle parte « chez des maitres, comme nos grands-mères, comme nos arrière-grands-mères, comme si rien n’avait changé depuis si longtemps pour nous autres » (282-83), elle reste le plus longtemps possible avant de claquer la porte, pour voir « jusqu’où peut aller la bêtise humaine » (32). Il lui arrive même de prolonger sa servitude par empathie maternelle, quand une horrible patronne souffre car ses filles ont échoué au baccalauréat. Par charité chrétienne, elle décide même de travailler à l’œil pour une petite vieille qui compte ses sous pour pouvoir se payer quelques heures de ménage. Malgré les vexations qu’elle subit, Françoise Ega a le sentiment d’être privilégiée car elle travaille pour améliorer son quotidien, est entourée d’une famille aimante et possède ainsi « la liberté, la possibilité de se rebiffer, de refuser la condition d’esclave » (31). Sa situation n’est rien comparée à celle des Antillaises célibataires à qui les patronnes ont payé le voyage (avant la mise en place du BUMIDOM), et qui sont corvéables à merci vingt-quatre heures sur vingt-quatre jusqu’à ce qu’elles remboursent leur dette. Attentive aux autres, Françoise Ega repère ces femmes en détresse ou reçoit celles à qui on a donné son adresse, et elle leur vient en aide. Elle insiste pour remplacer Renée quinze jours pour qu’elle puisse se faire opérer de l’appendicite, car sa patronne voulait qu’elle attende d’avoir remboursé l’argent de sa traversée. Elle extirpe Yolande d’une situation abusive en menaçant de contacter l’Inspection du travail. Idem pour Cécile, qu’elle emmène chez elle et à qui elle trouve un autre emploi (cette jeune femme de 22 ans, comptable diplômée à Fort-de-France, s’était retrouvée blanchisseuse à Marseille et avait attrapé des engelures dans son taudis sans chauffage). Si Françoise Ega emploie l’humour pour décrire sa situation personnelle, c’est avec indignation qu’elle décrit le sort de ses sœurs antillaises, un « trafic humain » (30) qu’elle compare à l’esclavage d’antan : « Est-ce la traite ? Est-ce la traite qui recommence ? », écrit-elle (58).

Lettres à une Noire est un réquisitoire contre l’esclavage moderne, mais aussi un document sur la naissance de l’écrivaine, car Françoise Ega notait dans ses lettres fictives l’évolution du récit qui allait devenir Le temps des madras. L’écriture et la recherche d’un éditeur pour ce premier livre, intitulé initialement Le Royaume évanoui, s’échelonnent de mai 1962 (le manuscrit comporte alors une cinquantaine de pages) à l’été 1963, ce qui correspond à peu près aux dates de rédaction des lettres à Carolina. L’écriture progresse en fonction des conditions matérielles et du temps dont dispose la mère de famille et femme de ménage. Son « gribouillage » avance plus rapidement quand elle reste à la maison pour s’occuper d’un enfant malade ou lorsqu’elle-même est souffrante, à condition que les enfants ne s’approprient pas son matériel d’écriture et qu’elle trouve un coin tranquille, parfois appuyée sur sa machine à laver. Elle est souvent en proie au doute, accentué par les propos décourageants de son entourage. Les Antillais qui la voyaient écrire se moquaient d’elle et lui conseillaient de « s’occuper de ses gosses », son mari trouvait ridicule qu’elle perde son temps à écrire des « sottises » (27) (« Qui veux-tu que ça intéresse, des histoires de nègres ? », 59) et lui rappelait en riant ses responsabilités d’épouse (« Mon écrivain ! Donne-moi mes chaussettes ! », « Mon écrivain, tu nous fais un gâteau ? », 35). Son amie Solange la pressait de laisser tomber, car, disait-elle, les mots étaient des « conneries », « pire que la confection de cols de chemises pour les manufactures, au moins on gagne zéro franc cinquante pour en piquer un. Tandis que les mots, ni en vinaigrette ni en sauce blanche tu t’en serviras » (289). Lorsque, au contraire, elle recevait des encouragements, dont ceux de ses enfants qui aimaient qu’elle leur lise ses histoires, son énergie était décuplée : « D’une traite j’ai écrit trois chapitres de mon Royaume évanoui, le titre même s’est dessiné parce que l’on m’avait fait confiance, par quelques mots » (29). Elle éprouve de l’appréhension lorsque le livre est terminé : « Avais-je le droit d’ainsi malmener la langue de Molière ? Moi, une pauvre négresse ? Avais-je le droit de dire de jolies choses en mauvais français ? » (123). Elle imagine alors « une immense clameur et des éclats de rire ! La foule dit : ‘Elle a osé, elle n’a que son certificat d’études ! Elle est gonflée !’ La clameur monte, résonne dans ma tête avec une telle intensité que je lâche tout pour rentrer dans la sphère que je n’aurais pas dû quitter. Je torche un môme, j’épluche mes pommes de terre, et je pense à chercher une dame [une patronne] » (123). Malgré tout, elle se fait violence pour s’occuper de la publication de son livre. Elle se présente tout d’abord chez des libraires marseillais en prétextant qu’elle cherche un éditeur pour une amie écrivaine, puis, « comme un naufragé qui lance une bouteille à la mer, par avance sans espoir » (123), elle écrit au journaliste de Paris-Match qui avait rédigé l’article sur Carolina. Sans nouvelles, elle fait des heures supplémentaires pour financer un voyage à Paris, flanquée de sa « marmaille », mais trouve porte close – elle ne savait pas que les maisons d’édition fermaient en août…. Pendant ce véritable parcours du combattant malheureusement familier aux femmes de lettres, surtout à son époque, sa passion de l’écriture et la pensée de Carolina, plus déshéritée qu’elle, l’aident à continuer. Elle lui écrit : « Si tu n’étais pas devenue mon égérie, j’aurais tout flanqué par la fenêtre en me disant ‘ à quoi bon écrire des choses ? ’. Je ferme une fenêtre sur mes pensées, une autre s’ouvre, et je te vois, ployée dans ta favela et en train d’écrire sur du papier que tu as ramassé dans les poubelles. Moi qui ai l’immense bonheur d’avoir un cahier, une lampe de chevet et de la musique diffusée en sourdine par mon transistor, je pense que ce serait une lâcheté de tout laisser tomber » (28-29).

La ténacité de Françoise Ega a payé, puisque son premier récit a été publié par les Éditions Maritimes et d’Outre-Mer en 1966 sous le titre Le temps des madras, grâce au soutien d’une « grande dame » non nommée dans Lettres à une Noire, mais identifiée depuis comme l’écrivaine martiniquaise Marie-Magdeleine Carbet, qui résidait alors à Paris. Le succès fut au rendez-vous. De 1966 à 1968 Françoise Ega reçut de nombreuses lettres de félicitations et des demandes de livres ou de dédicaces émanant de personnes de tous milieux en Martinique et en métropole, et même aux États-Unis. Elle fut invitée à présenter et signer son livre par des associations antillaises de la région marseillaise et par l’AMITAG (Amicale des Travailleurs Antillais et Guyanais) à Paris. Au Morne Rouge, le Collège et la Maison des Jeunes et de la Culture organisèrent des lectures et causeries autour de son livre, et le club du 3ème âge le mit en scène.

La réception de Lettres à une Noire a été moins médiatisée, car le livre a paru à titre posthume en 1978, douze ans après le décès de l’auteure. Mais le livre eut un retentissement international grâce au rapport fictif que celle-ci établit avec Carolina Maria de Jésus. Yves Leborgne, professeur de philosophie guadeloupéen et ami du couple Ega, souligne l’universalité des thèmes abordés par les deux femmes dans une préface dactylographiée inédite à ma connaissance : « Et voilà qu’entre Françoise la Martiniquaise et Carolina, la Brésilienne, s’instaure une intimité, une communion exceptionnelle : Deux sœurs d’élection, conjuguent leur générosité pour crier aux oreilles des nantis et des pharisiens, la vérité intolérable des favelas et des ghettos, le cri inoubliable de la faim et du courage quotidien. A Marseille comme à Rio, une même espérance, un même vouloir vivre soulève les offensés ! »[2] . La similarité des situations des deux écrivaines a donné lieu à des études comparatives émanant principalement de chercheuses brésiliennes, puis à la publication d’une traduction de Lettres à une Noire en portugais en 2022 (des traductions en anglais, en espagnol, et en italien sont aussi en cours).

En plus de son activité littéraire, Françoise Ega a laissé sa marque à Marseille en tant que militante sociale, pilier du quartier des Olives (13ème arrondissement), puis de la Busserine (14ème) où elle a déménagé en 1969. Comme le montre Lettres à une Noire pour les années 1962-64, elle était tout d’abord engagée auprès de la communauté antillaise de Marseille, à titre personnel ou par le biais d’associations. Elle hébergeait non seulement des employées de maison exploitées, mais aussi d’autres nécessiteux, comme un passager clandestin arrivé de Guadeloupe à qui elle et son mari ont fourni un certificat de domicile et de multiples services. Dans le documentaire « Regards croisés » que lui a consacré le Comité Mam’Ega, son fils Jean-Pierre parle de leur domicile comme de « la maison du Bon Dieu », où se croisaient des petites gens ainsi que des étudiants et des intellectuels qui fréquentaient le « salon » hebdomadaire de sa mère : « Avocats, philosophes, médecins, tous les représentants les plus brillants de la communauté antillo-guyannaise ont fait une étape forcée chez nous », dit-il par ailleurs dans un entretien[3]. Françoise Ega et son mari étaient membres de l’AMITAG (Amicale des Travailleurs Antillais et Guyanais) jusqu’à ce qu’ils rompent avec cette organisation, qu’ils jugeaient trop proche du pouvoir et indifférente au sort des Antillais déshérités. Sans nommer cette association, Françoise Ega critiquait déjà dans Lettres à une Noire les « nègres superbes » qui frayaient avec la bourgeoisie blanche de Marseille et éloignaient leurs compatriotes pauvres des bals antillais quand des « personnalités » étaient présentes : « Mais pourquoi donc y a-t-il des nègres qui tirent le rideau sur ce qui est notre négritude ? », s’insurgeait-t-elle, « Ce n’est pas en cachant une plaie qu’on la guérit, au contraire » (184). Pour protester contre cette ségrégation, elle et son mari quittèrent l’AMITAG pour fonder une branche marseillaise de l’AGTAG (L’Amicale Générale des Travailleurs Antillais et Guyanais), plus ancrée à gauche, et ils contribuèrent aussi à la création de l’ACSAG (Association Culturelle et Sportive Antillo-Guyanaise) pour faciliter l’intégration de ses membres dans la vie de la cité phocéenne. Françoise Ega s’impliqua également dans des initiatives politiques pour apporter son soutien à des compatriotes opprimés. Au début des années 70, elle fit partie du comité de soutien d’Yves Leborgne, cité plus haut, un professeur guadeloupéen muté en métropole contre son gré en 1961 pour ses sympathies indépendantistes, et que le ministère des DOM refusait toujours de réintégrer en Guadeloupe dix ans plus tard[4].

Françoise Ega œuvrait aussi en faveur des habitants de son quartier. Elle était animatrice à la Maison des Jeunes de la Busserine, où elle suivait la scolarité des enfants en difficulté et aidait ses voisins dans leurs démarches administratives. Très croyante, elle assurait la catéchèse et la liturgie à la chapelle Sainte-Claire toute proche. Elle se réjouissait lorsqu’elle parvenait à convertir des familles ou à faire baptiser des enfants, mais elle vivait surtout sa foi dans l’action et le militantisme. Avec trois autres personnalités emblématiques du quartier, elle formait le groupe surnommé « les quatre mousquetaires », qui se battait pour améliorer le quotidien de ses concitoyens : « À la Busserine, elle a été de toutes les actions : pour faire passer le bus dans la cité, pour la création d’un centre de culture ouvrière devenu l’actuel ‘Espace culturel Busserine’, pour empêcher la construction de tours à l’emplacement de la piscine et du stade. Elle s’est occupée des personnes du 3ème âge, du Comité d’Intérêt de Quartier », expliquent deux de ses enfants[5].

Lorsqu’elle mourut, victime d’un arrêt cardiaque à la chapelle Sainte-Claire le dimanche 7 mars 1976, des centaines de personnes assistèrent à sa procession funéraire à travers les quartiers environnants. Un Algérien qui assistait à la cérémonie témoigne ainsi de la solennité de l’évènement : « C’est la première fois que je vois cela. Quelque chose s’est passé qui nous a tous rassemblés au-dessus de toutes les races et de tous les partis (…). Merci Maman Ega »[6]. Les habitants des cités, pourtant très pauvres, se cotisèrent pour qu’elle soit inhumée dans son village natal du Morne Rouge. La lettre que les résidents de la Busserine adressèrent à leurs « Amis et frères de la Martinique » à cette occasion est un panégyrique aux accents christiques : « Elle a vraiment donné sa vie pour nous », écrivent-ils en énumérant ce qu’elle représentait pour eux : «  l’âme de nos quartiers », « la première ouvrière de la justice envers les opprimés, la première ouvrière de l’unité entre nous », « le refus vivant de toute division, de tout racisme », « elle appartenait à nous tous, de toutes nationalités, couleurs, religions : algériens, africains, vietnamiens, français de la métropole, italiens, espagnols [sic] »[7].

Les hommages continuèrent à affluer lors des anniversaires de sa mort et des évènements organisées par le Comité Mam’Ega. En plus de sa lutte contre l’illettrisme et l’exclusion dans la cité de la Busserine (deux priorités de Françoise Ega, dont la devise était « L’éducation est la première porte de notre liberté »), le comité organise des manifestations culturelles et communique avec les médias, les politiques, les éditeurs et les chercheurs. Dès sa création en 1988, il a engagé un travail de mémoire et obtenu l’apposition d’une plaque commémorative à l’entrée de l’Espace Culturel Busserine qui a obtenu des soutiens de marque de la part du Président du Conseil Général de Martinique et d’Aimé Césaire, alors maire de Fort-de-France. Dans une lettre au maire du 1er secteur de Marseille, celui-ci s’associe à hommage rendu à Françoise Ega et, à travers elle, à la communauté antillaise et aux minorités étrangères de la ville. Il loue l’œuvre littéraire et l’action sociale de Françoise Ega et conclut : « A la veille du bicentenaire de la Revolution, ses œuvres ont, pour les classes opprimées encore écrasées par le souffle du racisme et le poids de l’histoire coloniale, valeur de symbole, de recherche de liberté et d’égalité »[8]. Plus récemment, le Comité Mam’Ega a obtenu de faire rebaptiser les rues de la Busserine pour honorer « les quatre mousquetaires ». Le panneau de la Rue Françoise-Ega, inaugurée le 12 avril 2019, contient les inscriptions suivantes : « Rue Françoise-Ega. Dite Mam’ Ega, poète et militante (1920-1976) ». Il existe également une rue Marcelle-Ega à Fort-de-France, et une salle de l’ancienne bibliothèque du Morne Rouge portait aussi son nom.

Les œuvres de Françoise Ega connaissent un regain d’intérêt de la part des éditeurs et des chercheurs[9]. Elle figure de plus en plus dans des recueils honorant des femmes d’action célèbres ou oubliées, et dans des livres et expositions consacrées aux migrations ou aux contributions des Noirs en France et ailleurs. Dans Des Vies de combat. Femmes, noires et libres, par exemple, elle apparait en bonne compagnie dans la section « Clamer ‘Black is beautiful’, années 60-80 », entre Nina Simone et Aretha Franklin et aux côtés de Maya Angelou, Angela Davis et, parmi ses compatriotes, Simone Schwartz-Bart et Darling Légitimus[10]. La célébration du 100ème anniversaire de sa naissance, repoussée à novembre 2021 en raison de la crise sanitaire, fut l’occasion d’une rencontre-débat au cinéma L’Alhambra à Marseille autour de Lettres à une Noire, réédité peu avant par Lux. Cet évènement, qui regroupait des universitaires français et brésiliens, des militants associatifs, des membres du Comité Mam’Ega, ainsi que Maryse Condé, témoigne de l’actualité et de l’universalité de son œuvre littéraire et sociale. Quelques jours avant l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon, Françoise Ega était reconnue comme faisant partie du « panthéon marseillo-antillais » dans un article de presse concernant la manifestation à L’Alhambra[11]. Elle a toute sa place dans un ouvrage honorant les Martiniquaises d’exception à l’occasion de la Journée internationale de la femme 2024.

Bibliographie

Ega (Françoise), L’alizé ne soufflait plus, L’Harmattan, 2000.

—, Lettres à une Noire, L’Harmattan, 1978, 2000 ; Lux, 2021.

—, Le temps des madras, Éditions Maritimes et d’Outre-Mer, 1966, 1989 ; L’Harmattan, 1989.

 

[1] L’édition de Lettres à une Noire utilisée est celle de Lux, 2021.

[2] Archives du Comité Mam’Ega, Marseille. La ponctuation est conforme à l’original.

[3] Philippe Faner, « Le souffle de Maméga », Echos de la ville, 17 novembre 1988, p. 3.

[4] « Pamphlet du comité de défense d’Yves Leborgne », archives du Comité Mam’Ega.

[5] Christiane et Jean-Pierre Ega, « Qui êtes-vous Maméga ? », archives du Comité Mam’Ega.

[6] « Merci Maman Ega », coupure d’un journal non nommé et non daté, rubrique « La vie qui va », p. 22, archives du Comité Mam’Ega.

[7] « Message des habitants de la Busserine (Marseille) », archives du Comité Mam’Ega.

[8] « Lettre du Maire de Fort-de-France au Maire du 1er secteur de la ville de Marseille », dans Les indices de notre passé, arbre généalogique de la famille Modock établi par Charles Nazaire, archives du Comité Mam’Ega, Marseille.

[9] Le temps des madras a été réédité par les Éditions Maritimes et d’Outre-Mer et L’Harmattan en 1989, et Lettres à une Noire par L’Harmattan en 2000 et par Lux en 2021. L’alizé ne soufflait plus a été publié à titre posthume par L’Harmattan en 2000 grâce au soutien du Comité Mam’Ega. Ce roman est aussi une chronique de la vie à Fort-de-France de 1939 à 1945 qui rend hommage aux soldats martiniquais engagés dans l’effort de guerre. Il est inspiré par le témoignage du mari de Françoise Ega, Franz (1919-2021), un ancien combattant qui reçut la Légion d’honneur en 2009 pour son service dans les Forces françaises libres (FFL).

[10] Audrey Célestine, « Françoise Ega », dans Des Vies de combat. Femmes, noires et libres, L’Iconoclaste, 2020, pp. 140-44. Elle figurait aussi, entre autres, dans le Dictionnaire des Marseillaises, Gaussen, 2012, dans une exposition au Musée de l’Histoire de l’Immigration à Paris, et dans l’installation « La Bibliothèque Chimurenga » consacrée aux Études noires au Centre Pompidou en avril 2021.

 

[11] Philippe Amsellem, « Françoise Ega : ancrée dans le panthéon marseillo-antillais », La Marseillaise, 27-28 novembre 2021, p. 4.

En novembre et décembre 2023 se sont tenues en Martinique trois journées de rencontres autour de l’œuvre littéraire de Françoise Ega (1920-1976) intitulées « Restitution de Françoise Ega à ses frères et sœurs de Martinique ». Cet événement, organisé par le Comité Mam’Ega et marrainé par Maryse Condé, est l’occasion de revenir sur le parcours de cette Martiniquaise d’exception, qui était aussi une militante sociale aimée et respectée à Marseille, où elle vécut de 1956 à sa mort en 1976. Nous retracerons sa vie et son œuvre à partir de ses deux premiers récits, Le temps des madras et Lettres à une Noire, d’inspiration autobiographique, et de documents d’archives gracieusement partagés par le Comité Mam’Ega, que ses enfants et amis créèrent en 1988 pour perpétuer sa mémoire, promouvoir ses œuvres littéraires et continuer son travail socio-éducatif et culturel dans la cité de la Busserine, dans le 14ème arrondissement de Marseille.

Françoise Marie Vitaline Marcelle Modock est née au Morne Rouge le 27 novembre 1920 d’un père garde forestier, Claude Modock, et d’une mère couturière, Délie Partel, surnommée Man Doudou. Françoise Ega évoque son enfance heureuse auprès de son frère ainé et de ses sœurs cadettes dans son premier récit, Le temps des madras (1966), écrit à Marseille. La famille déménage souvent (Rivière Salée, Morne Carabin, Le Lorrain, Saint Pierre), au gré des affectations du père, puis s’installe au Morne Rouge à la mort de celui-ci en 1929. Man Doudou, alors enceinte de son sixième enfant, y trouve le soutien de sa belle-sœur, la tante Acé, une femme de caractère qui aura une grande influence sur la jeune Françoise. Le temps des madras se concentre sur les quatre années passées au Morne Rouge, jusqu’à l’obtention du certificat d’études par Françoise en 1932 (la famille s’installe alors aux Terres Sainville à Fort-de-France pour faciliter les études des filles). Peuplé de personnages hauts en couleur – Man Doudou et Tante Acé, les potomitans ; les institutrices de Françoise Ega ; Élisa, la voyante ; le Père Wecter, un prêtre alsacien à qui elle vouait une grande admiration ; le père Azou, qui lui fit découvrir l’histoire de l’esclavage – le récit annonce les valeurs qui sous-tendront sa vie adulte : l’engagement, le respect de la nature, la foi en Dieu et en l’éducation. Son titre – une allusion au troisième madras que portaient les femmes autour des reins pour aider les pêcheurs à rentrer leurs filets – rend hommage au travail féminin tout en évoquant une des activités favorites de son enfance.

Le parcours de Françoise Ega de son arrivée à Fort-de-France au début des années 30 à son installation définitive à Marseille en 1956 est moins balisé, car elle n’a pas parlé de cette période de sa vie dans son œuvre littéraire. On sait d’après des archives familiales et des articles de presse qu’elle a continué ses études à l’école Perrinon de Fort-de-France jusqu’à quatorze ans, puis a exercé divers métiers (apprentie typographe, vendeuse dans un magasin de confection, couturière) en suivant des cours du soir pour obtenir un diplôme de dactylographie. Pendant son temps libre, elle pratiquait le scoutisme (et devint cheftaine), était membre de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) et de l’association « L’Aigle Sportif », qu’elle présida avant son départ pour la France dans les années 40. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s’engagea dans le Corps féminin de transmission (CFT) de l’armée française, surnommé « les Merlinettes » d’après son créateur, le général Merlin. Elle épousa Franz Ega, un infirmier militaire martiniquais, à Paris en 1946, puis elle le suivit dans divers pays d’Afrique jusqu’à leur retour à Marseille en 1956. Elle se consacra alors à sa famille (une fille et quatre garçons nés entre 1952 et 1958), continua à s’impliquer dans la vie associative et se lança dans l’écriture.

La fascination qu’elle avait éprouvée pour « l’autre pays » sur les bancs de l’école en Martinique se transforma en indignation quand elle y découvrit l’exploitation de ses compatriotes antillais, dockers ou bonnes à tout faire. Bouleversée par l’histoire malheureuse d’une fille de son pays, elle décida de travailler comme femme de ménage pour témoigner. De mai 1962 à mars 1964, elle nota son expérience dans un journal dont elle tira son deuxième livre, Lettres à une Noire, publié à titre posthume en 1978. Ce récit consiste en lettres fictives qu’elle adresse à une contemporaine brésilienne avec qui elle n’a jamais communiqué, Carolina Maria de Jésus (1914-1977), une habitante de favela qui s’était fait connaitre grâce à la publication de son journal intime sous le titre Le Dépotoir en 1960. Françoise Ega avait découvert son histoire dans un numéro de Paris-Match en 1962 et y avait puisé l’inspiration pour sa propre écriture, sans pour autant lire le livre, car elle n’en avait ni le temps, ni le besoin, comme elle l’explique dans la première phrase de Lettres à une Noire : « Mais oui, Carolina, les misères des pauvres du monde entier se ressemblent comme des sœurs ; on te lit par curiosité, moi, je ne te lirai jamais ; tout ce que tu as écrit, je le sais » (25)[1]. Comme Carolina dans Le Dépotoir, elle décrit sa routine quotidienne et celle de quelques compatriotes exilés qui luttent pour survivre. Elle détaille les sévices des bourgeoises marseillaises qui l’emploient et ne font pas même pas l’effort de connaitre son nom. Une l’appelle Renée, comme la domestique qu’elle remplace, parce que c’est plus simple. Une autre l’oblige à monter sur un escabeau pour nettoyer les fenêtres, au risque de faire une chute de plusieurs étages. Par mesure d’économie, mais aussi pour l’humilier, elle exige qu’elle nettoie le tapis à la main plutôt qu’à l’aspirateur et l’envoie laver le linge dans l’eau glacée d’un lavoir au lieu d’utiliser la machine à laver : « Madame a regardé mes 68 kilos et a décidé de me faire faire le va-et-vient entre l’appartement et le lavoir, des baquets de linge sous les bras ! (…) Huit fois, j’ai grimpé les six étages parce qu’il ne fallait pas mouiller l’ascenseur ! » (61-62). Françoise Ega s’offusque de ces traitements et n’hésite pas à revendiquer ses droits, y compris le paiement de ses heures supplémentaires. Malgré les protestations de son mari, chagriné qu’elle parte « chez des maitres, comme nos grands-mères, comme nos arrière-grands-mères, comme si rien n’avait changé depuis si longtemps pour nous autres » (282-83), elle reste le plus longtemps possible avant de claquer la porte, pour voir « jusqu’où peut aller la bêtise humaine » (32). Il lui arrive même de prolonger sa servitude par empathie maternelle, quand une horrible patronne souffre car ses filles ont échoué au baccalauréat. Par charité chrétienne, elle décide même de travailler à l’œil pour une petite vieille qui compte ses sous pour pouvoir se payer quelques heures de ménage. Malgré les vexations qu’elle subit, Françoise Ega a le sentiment d’être privilégiée car elle travaille pour améliorer son quotidien, est entourée d’une famille aimante et possède ainsi « la liberté, la possibilité de se rebiffer, de refuser la condition d’esclave » (31). Sa situation n’est rien comparée à celle des Antillaises célibataires à qui les patronnes ont payé le voyage (avant la mise en place du BUMIDOM), et qui sont corvéables à merci vingt-quatre heures sur vingt-quatre jusqu’à ce qu’elles remboursent leur dette. Attentive aux autres, Françoise Ega repère ces femmes en détresse ou reçoit celles à qui on a donné son adresse, et elle leur vient en aide. Elle insiste pour remplacer Renée quinze jours pour qu’elle puisse se faire opérer de l’appendicite, car sa patronne voulait qu’elle attende d’avoir remboursé l’argent de sa traversée. Elle extirpe Yolande d’une situation abusive en menaçant de contacter l’Inspection du travail. Idem pour Cécile, qu’elle emmène chez elle et à qui elle trouve un autre emploi (cette jeune femme de 22 ans, comptable diplômée à Fort-de-France, s’était retrouvée blanchisseuse à Marseille et avait attrapé des engelures dans son taudis sans chauffage). Si Françoise Ega emploie l’humour pour décrire sa situation personnelle, c’est avec indignation qu’elle décrit le sort de ses sœurs antillaises, un « trafic humain » (30) qu’elle compare à l’esclavage d’antan : « Est-ce la traite ? Est-ce la traite qui recommence ? », écrit-elle (58).

Lettres à une Noire est un réquisitoire contre l’esclavage moderne, mais aussi un document sur la naissance de l’écrivaine, car Françoise Ega notait dans ses lettres fictives l’évolution du récit qui allait devenir Le temps des madras. L’écriture et la recherche d’un éditeur pour ce premier livre, intitulé initialement Le Royaume évanoui, s’échelonnent de mai 1962 (le manuscrit comporte alors une cinquantaine de pages) à l’été 1963, ce qui correspond à peu près aux dates de rédaction des lettres à Carolina. L’écriture progresse en fonction des conditions matérielles et du temps dont dispose la mère de famille et femme de ménage. Son « gribouillage » avance plus rapidement quand elle reste à la maison pour s’occuper d’un enfant malade ou lorsqu’elle-même est souffrante, à condition que les enfants ne s’approprient pas son matériel d’écriture et qu’elle trouve un coin tranquille, parfois appuyée sur sa machine à laver. Elle est souvent en proie au doute, accentué par les propos décourageants de son entourage. Les Antillais qui la voyaient écrire se moquaient d’elle et lui conseillaient de « s’occuper de ses gosses », son mari trouvait ridicule qu’elle perde son temps à écrire des « sottises » (27) (« Qui veux-tu que ça intéresse, des histoires de nègres ? », 59) et lui rappelait en riant ses responsabilités d’épouse (« Mon écrivain ! Donne-moi mes chaussettes ! », « Mon écrivain, tu nous fais un gâteau ? », 35). Son amie Solange la pressait de laisser tomber, car, disait-elle, les mots étaient des « conneries », « pire que la confection de cols de chemises pour les manufactures, au moins on gagne zéro franc cinquante pour en piquer un. Tandis que les mots, ni en vinaigrette ni en sauce blanche tu t’en serviras » (289). Lorsque, au contraire, elle recevait des encouragements, dont ceux de ses enfants qui aimaient qu’elle leur lise ses histoires, son énergie était décuplée : « D’une traite j’ai écrit trois chapitres de mon Royaume évanoui, le titre même s’est dessiné parce que l’on m’avait fait confiance, par quelques mots » (29). Elle éprouve de l’appréhension lorsque le livre est terminé : « Avais-je le droit d’ainsi malmener la langue de Molière ? Moi, une pauvre négresse ? Avais-je le droit de dire de jolies choses en mauvais français ? » (123). Elle imagine alors « une immense clameur et des éclats de rire ! La foule dit : ‘Elle a osé, elle n’a que son certificat d’études ! Elle est gonflée !’ La clameur monte, résonne dans ma tête avec une telle intensité que je lâche tout pour rentrer dans la sphère que je n’aurais pas dû quitter. Je torche un môme, j’épluche mes pommes de terre, et je pense à chercher une dame [une patronne] » (123). Malgré tout, elle se fait violence pour s’occuper de la publication de son livre. Elle se présente tout d’abord chez des libraires marseillais en prétextant qu’elle cherche un éditeur pour une amie écrivaine, puis, « comme un naufragé qui lance une bouteille à la mer, par avance sans espoir » (123), elle écrit au journaliste de Paris-Match qui avait rédigé l’article sur Carolina. Sans nouvelles, elle fait des heures supplémentaires pour financer un voyage à Paris, flanquée de sa « marmaille », mais trouve porte close – elle ne savait pas que les maisons d’édition fermaient en août…. Pendant ce véritable parcours du combattant malheureusement familier aux femmes de lettres, surtout à son époque, sa passion de l’écriture et la pensée de Carolina, plus déshéritée qu’elle, l’aident à continuer. Elle lui écrit : « Si tu n’étais pas devenue mon égérie, j’aurais tout flanqué par la fenêtre en me disant ‘ à quoi bon écrire des choses ? ’. Je ferme une fenêtre sur mes pensées, une autre s’ouvre, et je te vois, ployée dans ta favela et en train d’écrire sur du papier que tu as ramassé dans les poubelles. Moi qui ai l’immense bonheur d’avoir un cahier, une lampe de chevet et de la musique diffusée en sourdine par mon transistor, je pense que ce serait une lâcheté de tout laisser tomber » (28-29).

La ténacité de Françoise Ega a payé, puisque son premier récit a été publié par les Éditions Maritimes et d’Outre-Mer en 1966 sous le titre Le temps des madras, grâce au soutien d’une « grande dame » non nommée dans Lettres à une Noire, mais identifiée depuis comme l’écrivaine martiniquaise Marie-Magdeleine Carbet, qui résidait alors à Paris. Le succès fut au rendez-vous. De 1966 à 1968 Françoise Ega reçut de nombreuses lettres de félicitations et des demandes de livres ou de dédicaces émanant de personnes de tous milieux en Martinique et en métropole, et même aux États-Unis. Elle fut invitée à présenter et signer son livre par des associations antillaises de la région marseillaise et par l’AMITAG (Amicale des Travailleurs Antillais et Guyanais) à Paris. Au Morne Rouge, le Collège et la Maison des Jeunes et de la Culture organisèrent des lectures et causeries autour de son livre, et le club du 3ème âge le mit en scène.

La réception de Lettres à une Noire a été moins médiatisée, car le livre a paru à titre posthume en 1978, douze ans après le décès de l’auteure. Mais le livre eut un retentissement international grâce au rapport fictif que celle-ci établit avec Carolina Maria de Jésus. Yves Leborgne, professeur de philosophie guadeloupéen et ami du couple Ega, souligne l’universalité des thèmes abordés par les deux femmes dans une préface dactylographiée inédite à ma connaissance : « Et voilà qu’entre Françoise la Martiniquaise et Carolina, la Brésilienne, s’instaure une intimité, une communion exceptionnelle : Deux sœurs d’élection, conjuguent leur générosité pour crier aux oreilles des nantis et des pharisiens, la vérité intolérable des favelas et des ghettos, le cri inoubliable de la faim et du courage quotidien. A Marseille comme à Rio, une même espérance, un même vouloir vivre soulève les offensés ! »[2] . La similarité des situations des deux écrivaines a donné lieu à des études comparatives émanant principalement de chercheuses brésiliennes, puis à la publication d’une traduction de Lettres à une Noire en portugais en 2022 (des traductions en anglais, en espagnol, et en italien sont aussi en cours).

En plus de son activité littéraire, Françoise Ega a laissé sa marque à Marseille en tant que militante sociale, pilier du quartier des Olives (13ème arrondissement), puis de la Busserine (14ème) où elle a déménagé en 1969. Comme le montre Lettres à une Noire pour les années 1962-64, elle était tout d’abord engagée auprès de la communauté antillaise de Marseille, à titre personnel ou par le biais d’associations. Elle hébergeait non seulement des employées de maison exploitées, mais aussi d’autres nécessiteux, comme un passager clandestin arrivé de Guadeloupe à qui elle et son mari ont fourni un certificat de domicile et de multiples services. Dans le documentaire « Regards croisés » que lui a consacré le Comité Mam’Ega, son fils Jean-Pierre parle de leur domicile comme de « la maison du Bon Dieu », où se croisaient des petites gens ainsi que des étudiants et des intellectuels qui fréquentaient le « salon » hebdomadaire de sa mère : « Avocats, philosophes, médecins, tous les représentants les plus brillants de la communauté antillo-guyannaise ont fait une étape forcée chez nous », dit-il par ailleurs dans un entretien[3]. Françoise Ega et son mari étaient membres de l’AMITAG (Amicale des Travailleurs Antillais et Guyanais) jusqu’à ce qu’ils rompent avec cette organisation, qu’ils jugeaient trop proche du pouvoir et indifférente au sort des Antillais déshérités. Sans nommer cette association, Françoise Ega critiquait déjà dans Lettres à une Noire les « nègres superbes » qui frayaient avec la bourgeoisie blanche de Marseille et éloignaient leurs compatriotes pauvres des bals antillais quand des « personnalités » étaient présentes : « Mais pourquoi donc y a-t-il des nègres qui tirent le rideau sur ce qui est notre négritude ? », s’insurgeait-t-elle, « Ce n’est pas en cachant une plaie qu’on la guérit, au contraire » (184). Pour protester contre cette ségrégation, elle et son mari quittèrent l’AMITAG pour fonder une branche marseillaise de l’AGTAG (L’Amicale Générale des Travailleurs Antillais et Guyanais), plus ancrée à gauche, et ils contribuèrent aussi à la création de l’ACSAG (Association Culturelle et Sportive Antillo-Guyanaise) pour faciliter l’intégration de ses membres dans la vie de la cité phocéenne. Françoise Ega s’impliqua également dans des initiatives politiques pour apporter son soutien à des compatriotes opprimés. Au début des années 70, elle fit partie du comité de soutien d’Yves Leborgne, cité plus haut, un professeur guadeloupéen muté en métropole contre son gré en 1961 pour ses sympathies indépendantistes, et que le ministère des DOM refusait toujours de réintégrer en Guadeloupe dix ans plus tard[4].

Françoise Ega œuvrait aussi en faveur des habitants de son quartier. Elle était animatrice à la Maison des Jeunes de la Busserine, où elle suivait la scolarité des enfants en difficulté et aidait ses voisins dans leurs démarches administratives. Très croyante, elle assurait la catéchèse et la liturgie à la chapelle Sainte-Claire toute proche. Elle se réjouissait lorsqu’elle parvenait à convertir des familles ou à faire baptiser des enfants, mais elle vivait surtout sa foi dans l’action et le militantisme. Avec trois autres personnalités emblématiques du quartier, elle formait le groupe surnommé « les quatre mousquetaires », qui se battait pour améliorer le quotidien de ses concitoyens : « À la Busserine, elle a été de toutes les actions : pour faire passer le bus dans la cité, pour la création d’un centre de culture ouvrière devenu l’actuel ‘Espace culturel Busserine’, pour empêcher la construction de tours à l’emplacement de la piscine et du stade. Elle s’est occupée des personnes du 3ème âge, du Comité d’Intérêt de Quartier », expliquent deux de ses enfants[5].

Lorsqu’elle mourut, victime d’un arrêt cardiaque à la chapelle Sainte-Claire le dimanche 7 mars 1976, des centaines de personnes assistèrent à sa procession funéraire à travers les quartiers environnants. Un Algérien qui assistait à la cérémonie témoigne ainsi de la solennité de l’évènement : « C’est la première fois que je vois cela. Quelque chose s’est passé qui nous a tous rassemblés au-dessus de toutes les races et de tous les partis (…). Merci Maman Ega »[6]. Les habitants des cités, pourtant très pauvres, se cotisèrent pour qu’elle soit inhumée dans son village natal du Morne Rouge. La lettre que les résidents de la Busserine adressèrent à leurs « Amis et frères de la Martinique » à cette occasion est un panégyrique aux accents christiques : « Elle a vraiment donné sa vie pour nous », écrivent-ils en énumérant ce qu’elle représentait pour eux : «  l’âme de nos quartiers », « la première ouvrière de la justice envers les opprimés, la première ouvrière de l’unité entre nous », « le refus vivant de toute division, de tout racisme », « elle appartenait à nous tous, de toutes nationalités, couleurs, religions : algériens, africains, vietnamiens, français de la métropole, italiens, espagnols [sic] »[7].

Les hommages continuèrent à affluer lors des anniversaires de sa mort et des évènements organisées par le Comité Mam’Ega. En plus de sa lutte contre l’illettrisme et l’exclusion dans la cité de la Busserine (deux priorités de Françoise Ega, dont la devise était « L’éducation est la première porte de notre liberté »), le comité organise des manifestations culturelles et communique avec les médias, les politiques, les éditeurs et les chercheurs. Dès sa création en 1988, il a engagé un travail de mémoire et obtenu l’apposition d’une plaque commémorative à l’entrée de l’Espace Culturel Busserine qui a obtenu des soutiens de marque de la part du Président du Conseil Général de Martinique et d’Aimé Césaire, alors maire de Fort-de-France. Dans une lettre au maire du 1er secteur de Marseille, celui-ci s’associe à hommage rendu à Françoise Ega et, à travers elle, à la communauté antillaise et aux minorités étrangères de la ville. Il loue l’œuvre littéraire et l’action sociale de Françoise Ega et conclut : « A la veille du bicentenaire de la Revolution, ses œuvres ont, pour les classes opprimées encore écrasées par le souffle du racisme et le poids de l’histoire coloniale, valeur de symbole, de recherche de liberté et d’égalité »[8]. Plus récemment, le Comité Mam’Ega a obtenu de faire rebaptiser les rues de la Busserine pour honorer « les quatre mousquetaires ». Le panneau de la Rue Françoise-Ega, inaugurée le 12 avril 2019, contient les inscriptions suivantes : « Rue Françoise-Ega. Dite Mam’ Ega, poète et militante (1920-1976) ». Il existe également une rue Marcelle-Ega à Fort-de-France, et une salle de l’ancienne bibliothèque du Morne Rouge portait aussi son nom.

Les œuvres de Françoise Ega connaissent un regain d’intérêt de la part des éditeurs et des chercheurs[9]. Elle figure de plus en plus dans des recueils honorant des femmes d’action célèbres ou oubliées, et dans des livres et expositions consacrées aux migrations ou aux contributions des Noirs en France et ailleurs. Dans Des Vies de combat. Femmes, noires et libres, par exemple, elle apparait en bonne compagnie dans la section « Clamer ‘Black is beautiful’, années 60-80 », entre Nina Simone et Aretha Franklin et aux côtés de Maya Angelou, Angela Davis et, parmi ses compatriotes, Simone Schwartz-Bart et Darling Légitimus[10]. La célébration du 100ème anniversaire de sa naissance, repoussée à novembre 2021 en raison de la crise sanitaire, fut l’occasion d’une rencontre-débat au cinéma L’Alhambra à Marseille autour de Lettres à une Noire, réédité peu avant par Lux. Cet évènement, qui regroupait des universitaires français et brésiliens, des militants associatifs, des membres du Comité Mam’Ega, ainsi que Maryse Condé, témoigne de l’actualité et de l’universalité de son œuvre littéraire et sociale. Quelques jours avant l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon, Françoise Ega était reconnue comme faisant partie du « panthéon marseillo-antillais » dans un article de presse concernant la manifestation à L’Alhambra[11]. Elle a toute sa place dans un ouvrage honorant les Martiniquaises d’exception à l’occasion de la Journée internationale de la femme 2024.

Auteur : Michèle Bissière

Bibliographie

Ega (Françoise), L’alizé ne soufflait plus, L’Harmattan, 2000.

—, Lettres à une Noire, L’Harmattan, 1978, 2000 ; Lux, 2021.

—, Le temps des madras, Éditions Maritimes et d’Outre-Mer, 1966, 1989 ; L’Harmattan, 1989.

 

[1] L’édition de Lettres à une Noire utilisée est celle de Lux, 2021.

[2] Archives du Comité Mam’Ega, Marseille. La ponctuation est conforme à l’original.

[3] Philippe Faner, « Le souffle de Maméga », Echos de la ville, 17 novembre 1988, p. 3.

[4] « Pamphlet du comité de défense d’Yves Leborgne », archives du Comité Mam’Ega.

[5] Christiane et Jean-Pierre Ega, « Qui êtes-vous Maméga ? », archives du Comité Mam’Ega.

[6] « Merci Maman Ega », coupure d’un journal non nommé et non daté, rubrique « La vie qui va », p. 22, archives du Comité Mam’Ega.

[7] « Message des habitants de la Busserine (Marseille) », archives du Comité Mam’Ega.

[8] « Lettre du Maire de Fort-de-France au Maire du 1er secteur de la ville de Marseille », dans Les indices de notre passé, arbre généalogique de la famille Modock établi par Charles Nazaire, archives du Comité Mam’Ega, Marseille.

[9] Le temps des madras a été réédité par les Éditions Maritimes et d’Outre-Mer et L’Harmattan en 1989, et Lettres à une Noire par L’Harmattan en 2000 et par Lux en 2021. L’alizé ne soufflait plus a été publié à titre posthume par L’Harmattan en 2000 grâce au soutien du Comité Mam’Ega. Ce roman est aussi une chronique de la vie à Fort-de-France de 1939 à 1945 qui rend hommage aux soldats martiniquais engagés dans l’effort de guerre. Il est inspiré par le témoignage du mari de Françoise Ega, Franz (1919-2021), un ancien combattant qui reçut la Légion d’honneur en 2009 pour son service dans les Forces françaises libres (FFL).

[10] Audrey Célestine, « Françoise Ega », dans Des Vies de combat. Femmes, noires et libres, L’Iconoclaste, 2020, pp. 140-44. Elle figurait aussi, entre autres, dans le Dictionnaire des Marseillaises, Gaussen, 2012, dans une exposition au Musée de l’Histoire de l’Immigration à Paris, et dans l’installation « La Bibliothèque Chimurenga » consacrée aux Études noires au Centre Pompidou en avril 2021.

 

[11] Philippe Amsellem, « Françoise Ega : ancrée dans le panthéon marseillo-antillais », La Marseillaise, 27-28 novembre 2021, p. 4.